01. « Et bien, Asher, depuis quand tu es aussi timide ? » demande le père Callahan à son fils, peu après avoir quitté la voisine McAllister et sa jeune fille du même âge qu’Asher. Il s’est caché derrière son père, évitant soigneusement le regard de la jeune fille pour laquelle il a toujours eu un faible. Le fils ne répond rien, hausse simplement les épaules avec un léger sourire qui en dit suffisamment. « Quand vous serez grands, je te parie que vous finirez ensemble. Mariés, avec trois gosses. » À cette idée, Asher grimace ce qui a le don de faire sourire son père. Il ne se voit pas marier avec la fille de la voisine, encore moins avoir des enfants avec elle. C’est un truc de grands, de faire l’amour et lui ça ne lui dit rien. « Vous reprendrez la maison familiale, que ta mère et moi ne seront plus là. » Il ne veut pas penser à cette hypothèse, Asher, il veut que ses parents soient éternels. Mais à y réfléchir, il ne veut pas reprendre la maison familiale, il en veut une à lui. « Tu pourrais travailler pour le vieux Gallagher, aussi. » À l’épicerie du village. Il hoche la tête d’un air convaincu pour faire plaisir à son père, mais lui n’est pas convaincu. Il sait que Killin est un petit village, que tout le monde se connait et s’apprécie (en apparence), ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas envie de découvrir le monde. Et cette sensation s’est renforcée en grandissant. Il a toujours adoré ce village, il lui porte un amour particulier, mais il rêve de grandeur. Ici, il est condamné à n’être qu’un commerçant du village comme tant d’autres, à épouser la fille de la voisine et à vivre avec trois gosses et un chien. Mais ça, il se passera de le dire à son père, il sait pertinemment que celui-ci est ancré dans les valeurs du village et qu’il fera probablement une crise cardiaque à l’idée que son fils puisse avoir le rêve de s’émanciper.

02. « Tu vas me manquer, sale enfoiré. » Travis a toujours eu une manière particulière de montrer son attachement à Asher. Pour lui, deux garçons ne peuvent simplement pas se prendre dans les bras ni se faire de grandes déclarations, ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses. Alors dès qu’il a le malheur d’émettre une phrase légèrement démonstrative, il ne tarde pas à casser celle-ci avec sa distinction à toute épreuve. « Je reviendrais te voir, faut bien que je fasse une bonne action de temps à autre. » Et c’est avec une tape coriace sur l’épaule que Travis accueille cette information. Bien-sûr qu’il reviendra, Asher. Killin, c’est la seule chose qu’il a connu. Killin, c’est la terre de ses ancêtres. Et qu’il le veuille ou non, il y sera toujours attaché. Mais il rêve d’autres choses, il est ambitieux et ne compte pas prendre racine dans cette petite ville qui ne peut pas lui offrir toutes les opportunités dont il rêve. S’il veut s’épanouir, il sait qu’il doit quitter cet endroit. À vingt-sept ans, c’est le moment où jamais. Il n’a pas fait de grandes études ici, il n’a pas eu de bourse pour en faire ailleurs, mais il est parvenu à mettre suffisamment d’argent de côté pour s’offrir un bon départ à San Francisco. De quoi se payer l’avion, un appartement pas trop misérable et de quoi survivre quelques semaines s’il ne trouve pas de travail dans l’immédiat. Il a prévu son coup depuis quelques années, sauf qu’il ne voulait pas partir sans mettre un maximum de chance de son côté. Et même s’il ne se l’avouera jamais, il ne voulait pas non plus partir quand ses parents étaient encore en vie. Ils étaient bien trop attachés à ce patelin et le départ de leur unique fils aurait été un véritable crève-cœur. Ils le voyaient déjà reprendre l’épicerie du village, se marier avec la fille McAllister et reprendre la maison familiale. Il n’a jamais avoué que ce n’était pas dans ses projets, à lui, par peur de les blesser. Il savait pertinemment qu’ils ne survivraient pas longtemps à son départ, qu’ils se laisseraient dépérir et que leur place dans le village en serait menacée. Alors il s’est tût, sachant bien qu’un jour ou l’autre, ses parents passeraient à trépas. Il n’a jamais souhaité un tel élément, cela va de soi, mais c’est dans l’ordre logique des choses. Sa mère les a quittés il y a déjà quelques années et son père s’est éteint il y a une petite année, paisiblement, dans son sommeil. Plus rien ne le retient ici. « Non, tu reviendras pas. » Lâche simplement Travis après un instant de silence. Asher voit dans ses yeux que son départ le peine, mais il ne peut plus retarder celui-ci, il a déjà suffisamment attendu pour savourer cette nouvelle liberté pour se restreindre à cause de la dernière personne qui lui est proche.

03. Sa main vient violemment heurter le bureau contre lequel il tente de se rattraper. Son corps tout entier le lâche, ses jambes ne supportent plus son poids et il s’apprêtait à s’écrouler sans l’aide rapide du médecin qui vient l’aider à s’asseoir. Asher enfouit sa tête dans ses mains, à moitié recroquevillé sur la chaise tandis que son ami fait le tour du bureau pour reprendre sa place initial. « Asher, je suis désolé. » Il ne répond rien, se contente de hocher lamentablement la tête en essayant tant bien que mal de retenir les quelques larmes qui se fraient un chemin pour glisser le long de ses joues. Il sait qu’il est désolé, ils se connaissent depuis de nombreuses années et ont eu le temps de nouer une relation amicale. La nouvelle est probablement aussi difficile pour lui à annoncer qu’à Asher à entendre. « Je mets un point d’honneur à t’offrir le meilleur des traitements. » Il le sait aussi. Mais même le meilleur des traitements n’arrangera pas sa situation. Rien ne peut l’arranger. Doc l’a dit lui-même, son espérance de vie ne dépassera pas les deux ans, trois ans s’il est véritablement chanceux. On ne survit pas à un Glioblastome. Il doit l’accepter, il l’acceptera, il n’a pas d’autres choix. « Je serais à tes côtés, à chaque instant. » Là aussi, il n’a aucun doute sur les paroles de son médecin et ami. Doc sera là, c’était un ami de ses parents et c’est désormais l’un de ses amis à lui. Il ne doute pas de sa sincérité, mais reste à savoir s’il est prêt à accepter cette aide. S’il est prêt à accepter son sort. « Je dois y aller. » C’est la seule chose qu’il trouve à dire, tandis qu’il essaie de se lever, sans succès. Il s’écrase à nouveau, au sol cette fois et s’abandonner. Les larmes roulent le long de ses jours sans s’arrêter, sa respiration se fait saccadée, son corps tout entier se met à trembler. Doc se précipite en sa direction, l’entoure de ses bras avant de faire placer à un long silence. Il sait, autant qu’Asher, qu’aucune parole ne pourra l’aider ou le réconforter. « Je suis désolé. » Il se contente de répéter, parce qu’il l’est réellement.

Il franchit le pas de la porte. Reste immobile un instant, s’imprégnant des lieux avant de finalement se décider à regagner sa chambre et s’asseoir sur son lit. Plus de larmes. Plus de tremblements. Plus rien. Juste le néant dans son esprit. Il n’arrive pas à réaliser ce que Doc vient de lui annoncer. Un Glioblastome s’est frayé un chemin jusqu’à son cerveau et s’apprête à lui ôter la vie, doucement, dans d’atroces souffrances. Doc lui a tout expliqué en détail. Les symptômes d’abord, qui deviendront quotidiens dans peu de temps. Ça commencera doucement, par des nausées, des vomissements, des maux de têtes persistants. Ça se développera un peu, avec des crises d’épilepsie et une paralysie. Et ça se terminera par la dégradation de ses facultés, autant physiques que mentales. Perte progressive de la mémoire, perte progressive du contrôle de son corps, altération de sa personnalité. Lentement, douloureusement, il se retrouvera coincé dans son propre corps. Et il ne peut rien y faire, la médecine ne peut rien y faire. Ils peuvent le soulager, Doc a dit, par des traitements, de la chimiothérapie, de la radiothérapie, de la chirurgie. Mais ça ne fera que retarder l’issue fatale qui l’attend. Il pourrait en finir. Il pourrait en finir maintenant, se trancher les veines à l’aide d’un rasoir ou utiliser la corde de pêche qui traîne dans son garage. Mais quelque chose l’en empêche. Il ne sait pas quoi. Peut-être est-ce simplement la lâcheté de commettre un tel acte dont il ne se sent pas capable. Assis sur son lit, il passe ses mains sur son visage, avant que son regard ne se porte sur l’extérieur. C’est pas la lâcheté, c’est l’envie de liberté.